Réseau suisse des droits de l'enfant

Sandra Husi-Stämpfli : « Le droit à l’image d’une personne doit aussi être respecté dans le cadre familial »

La nouvelle loi suisse sur la protection des données est entrée en vigueur le 1er septembre 2023. En interview, l’experte en protection des données Sandra Husi-Stämpfli livre un éclairage sur l’importance de la protection des données dans le domaine des droits de l’enfant. La Suisse aurait certaines choses à apprendre de son voisin français dans ce domaine, explique-t-elle.

Madame Husi-Stämpfli, à quels défis fait-on face lorsqu’on publie des images d’enfants sur internet ?

Lorsque les parents partagent des images de leurs enfants sur internet, cela soulève la question du droit de l’enfant à sa propre image. Le droit à l’image d’une personne doit aussi être respecté dans le cadre familial. Souvent, les parents n’en sont pas conscients. Ils ne pensent pas que les enfants, même petits, sont déjà en mesure d’exprimer leur volonté. Les enfants manifestent par exemple, très tôt déjà, leur envie de ne pas être pris en photo dans certaines circonstances. Même si les exigences légales dans le domaine de l’expression de la volonté ne sont pas toujours pleinement remplies dans ce type de contexte, les parents ont le devoir de garantir à leurs enfants le respect de leurs droits de la personnalité. Avant de publier des photos des enfants, les parents doivent leur demander leur accord et leur donner des explications sur les conséquences possibles. Or très peu de parents ont conscience de ces aspects.


La publication de photos d’enfants n’est pas interdite. Mais la protection de la personnalité de l’enfant est un principe ancré dans la Constitution, dans le droit civil et dans le droit de la protection des données. En rendant publiques des images d’enfants, on s’inscrit dans un contexte de droit privé, ce qui signifie que leur accord est toujours nécessaire. Même si l’autorité parentale, ancrée dans le droit civil, autorise les parents à prendre des décisions relatives à leurs enfants, ceci ne concerne que les décisions d’importance pour le bien-être de l’enfant. La publication d’images d’enfants n’entre pas dans cette catégorie. Leur accord est par conséquent nécessaire. Il n’est pas nécessaire que cet accord soit donné de manière formelle et écrite, un accord donné par oral dans le cadre d’une discussion entre les parents et l’enfant suffit. On peut procéder ainsi avec des enfants très jeunes déjà.


Sur le plan international, la France est considérée comme une pionnière en matière de protection des enfants et des jeunes dans l’univers numérique. Le Parlement français travaille actuellement sur une nouvelle loi visant à mieux protéger le droit des enfants à leur propre image. Pouvez-vous nous donner des précisions sur le contenu de cette loi ?

Avec ce nouveau projet de loi, la France se prépare déjà à adopter sa deuxième loi définissant l’usage que font les parents des images de leurs enfants sur internet. La première loi, datant de 2020, était axée principalement sur la problématique des influenceurs se servant de l’image des enfants (kidfluencers). Elle régit l’exploitation commerciale des enfants par leurs parents dans le domaine du droit du travail. Les kidfluencers doivent désormais obtenir une autorisation. Les recettes qui résultent de ces activités doivent être versées sur un compte bloqué pour l’enfant. La loi introduisait également le droit à la suppression d’images, ainsi que la possibilité, pour un tribunal, d’intervenir dans les cas urgents. Il s’agissait d’une percée sur le plan légal, dans la mesure où l’activité des kidfluencers entrait dans le registre du travail.  


Une étape supplémentaire doit être franchie avec la nouvelle loi en discussion : le focus est davantage mis sur la relation intérieure entre les parents et l’enfant. Le droit de l’enfant à sa propre image doit être renforcé et le partage excessif des images d’enfants sur internet par les parents (sharenting) doit être limité considérablement.


Concrètement, comment la nouvelle loi française permet-elle d’éviter les excès des parents en matière de partage des images de leurs enfants ?  

Dans tous les cas, la loi donne un signal fort dans la direction de la protection des droits de la personnalité des enfants. De sérieux doutes subsistent toutefois en ce qui concerne la mise en pratique. Le nouveau projet de loi, qui est à l’ordre du jour du Sénat français (ndlr : la chambre haute du Parlement français), possède plutôt un caractère de droit fondamental. Une grande importance est accordée à la responsabilité des parents. Il n’est pas prévu d’introduire de véritables mécanismes pour éviter le sharenting, comme une maxime d’office ou un mécanisme de plainte. Le projet actuel soulève d’ailleurs des interrogations sur les possibles conséquences dans la pratique. C’est la raison pour laquelle, l’Assemblée nationale (ndlr : la chambre basse) renvoie le projet de loi au Sénat. Le débat porte sur le degré de détail que doit comporter la loi. Des adaptations seront possiblement entreprises. Mais la nécessité d’introduire cette loi n’est pas remise en question.


En Suisse, la nouvelle loi sur la protection des données est entrée en vigueur le 1er septembre 2023. Suffit-elle pour protéger les droits de enfants sur internet ?

Il est trop tôt pour dire si la nouvelle loi suisse sur la protection des données est suffisante. Elle va d’abord devoir faire ses preuves. Une loi devient véritablement efficace quand elle est prise au sérieux et vécue. Elle devra donc pénétrer petit à petit dans l’univers des relations entre parents et enfants. Les parents doivent prendre conscience de leur responsabilité face à la loi sur la protection des données. De manière générale, les parents doivent prendre au sérieux les droits de la personnalité de leurs enfants.


Ce qui fait défaut en Suisse, c’est une réglementation de la problématique des kidfluencers à l’image de celle de la France. Ce phénomène a massivement pris de l’ampleur et dépasse largement celui du sharenting. Il s’agit purement et simplement d’une marchandisation de l’enfant, qui devient une marque. L’atteinte aux droits de la personnalité est beaucoup plus large dans le cas du kidfluencing que du sharenting. L’ensemble des aspects de la vie de l’enfant font l’objet d’une commercialisation (avec quel jouet l’enfant joue-t-il ? Où passe-t-il ses vacances ? Que mange-t-il ?). Les mesures existantes pour réglementer les relations de travail, comme elles existent par exemple dans le domaine des contrats de mannequinat d’enfants, volent en éclats.


Les enjeux du kidfluencing ne peuvent pas être résolus avec les lois existantes. Une lacune existe à ce niveau dans le droit suisse. Les dangers particuliers qui caractérisent l’utilisation des images personnelles sur internet appellent une réglementation claire en termes de droit du travail.


Pour en revenir au sharenting. De quels moyens les enfants en Suisse disposent-ils pour s’en protéger ?

En principe, les mécanismes de droit civil sont aussi accessibles aux enfants. Ils ont la possibilité de déposer une plainte pour violation de leurs droits de la personnalité. La loi sur la protection des données prévoit aussi la possibilité de porter plainte sur le plan civil ou pénal. Enfin, les autorités de protection de l’enfant et de l’adulte (APEA) peuvent également intervenir. Dans la pratique toutefois, il n’est pas réaliste d’imaginer que les enfants peuvent se saisir de l’APEA ou d’un tribunal. C’est le cas en particulier pour les plus jeunes d’entre eux. Des mécanismes en amont, sous forme de point de contact facile d’accès pour les enfants, seraient nécessaires. L’entourage d’une famille a aussi son rôle à jouer en rendant les parents attentifs à d’éventuels usages problématiques de l’image des enfants. Et finalement, la prévention a aussi une grande importance. Les parents doivent être sensibilisés davantage à ces enjeux.


Dr. iur. Sandra Husi a étudié le droit aux universités de Bâle et de Fribourg-en-Brisgau en Allemagne et a obtenu un Executive Master of Public Administration à l’Université de Berne. Depuis 2015, elle est conseillère en protection des données du Département fédéral de justice et police (DFJP), et dirige le département Digital Compliance et Governance du DFJP depuis 2021. Cependant, la transformation numérique est pour Sandra Husi-Stämpfli un domaine d’activité qui dépasse le contexte de l’action administrative : dans ses nombreuses publications privées, elle met en lumière les effets de la numérisation dans notre vie quotidienne ; au cours des trois dernières années, elle s’est tout particulièrement penchée sur la protection de la personnalité des enfants au sein d’un environnement familial digitalisé. Dans le présent interview, Sandra Husi-Stämpfli livre son point de vue personnel.

Retour au sommaire